Haute justice à Delle

D'après Pieter Breughel le jeune, Public domain, via Wikimedia Commons

Par LISA
Archive : 8B 272
Dans cette cote d'archives ont été regroupés des documents relatifs à des procédures criminelles en la justice de la seigneurie de Delle entre 1662 et 1701.

Ces procédures se distinguent nettement des protocoles courants par la manière dont elles sont instruites, le fait qu'elles n'entrent pas dans les audiences de la justice ordinaire, et celui que les sentences sont prononcées par le bailli, assisté d'un jury spécial.

Elles sont au nombre de 5, en 1662, 1674, 1685, 1700 et 1701.

1. Veut-on faire assassiner Mr. de Montreux ?

La procédure est enregistrée à Grosne, du 28 avril au 12 mai 1662, sous la plume de Claude Flostat.

Le plaignant (acteur) de cette affaire n'est pas un simple bourgeois, mais le seigneur Rudolf de Reinach, coseigneur de Montreux. Par contre l'accusé (défendeur) est un sujet de la seigneurie de Delle, d'où la tenue de ce procès "devant messieurs les amodiataires et autres officiers de la seigneurie de Delle".

L'acteur accuse Jean Feriel de Boron, boucher, d'avoir proféré publiquement qu'il donnerait 50 livres à un homme qui entreprendrait de tuer ledit seigneur, ainsi que son messager, nommé Nicolas Recroit, de Bretagne. Le seigneur, à qui il arrive souvent de vaquer à ses affaires à pied ou à cheval, se déclare gravement menacé. Il requiert une enquête et une punition du défendeur, ou des dénonciateurs, si leur accusation est fausse.

L'accusé nie les faits et déclare que les accusateurs sont ses propres frères. Ceux-ci, Jacques et Claudat le jeune, sont aussitôt interrogés, et répètent leurs accusations : le second, Claudat, précisant que son frère lui aurait proposé de tuer le seigneur et son messager.

La justice auditionne ensuite, les 28 avril et 2 mai 1662, 10 témoins.

Parmi ces 10, Jean Boisel, François Garitat, Jean Courtat, Claudat Moyne et Jacques Monnier, maire de la paroisse de Grosne, témoignent par ouï-dire, justement des deux frères Jacques et Claudat. 

Maury Moyne est plus affirmatif : il aurait entendu l'accusé dire à ses frères "Morbleu, vous êtes si mauvais, tuez-moy ce seigneur de Montreux et son messager, je vous donnerai bon gage", alors qu'ils buvaient tous ensemble chez le prévenu, en compagnie d'un certain Jean Fraisié, berger.

Jean Moyne, de Boron, dit que ledit Jean Feriel s'est confié à lui en déclarant en substance "je crois bien que je ne veux plus vivre, car mes frères ont dit que j'avais voulu plaider à [engager quelqu'un pour] tuer Monsieur de Montreux", alors qu'il "n'y a jamais songé".

Adam Lovy, dit Martin, de Grosne produit un témoignage similaire, et rapporte que le dit Jean Feriel lui a déclaré que le seigneur de Montreux pouvait faire une information [enquête] à ses frais, et que la déclaration de ses frères provient de la "mal vuillance" contre lui.

Ledit Jean Fraisié, berger à Vellescot, déclare n'avoir jamais entendu parler de l'affaire.

La partie la plus intéressante, sur le fond de l'affaire, est celle qui suit : la "consulte", avis juridique rendu par une "docte personne", à savoir Jean-Jacques Liepvre.
Qui est-il ? Assurément une personne ayant étudié le droit. Il utilise une ou deux expressions latines, dont, au début, "saluo cuiuscumque meliori judicio".
La famille Liepvre est présente à Vellescot et Grosne, dés le milieu du XVIIème siècle ; on a également un Jean-Jacques Liepvre à Belfort à la même période. Mais nulle mention ailleurs qu'ici d'un légiste.

L'avis souligne que la plupart des déposants évoquent des "oui-dire", et que les quelques témoignages directs ne sont pas concordants, y compris ceux des deux frères accusateurs, qui divergent sur le lieu et les circonstances de la déclaration incriminée. Quant au nommé Fraisié, censé avoir été un témoin direct, il n'est au courant de rien.

Sagement, il est rappelé que "les preuves, en matière de crime, doivent être très notoires", et que, dans cette procédure, elles ne sont pas suffisantes à condamner le défendeur.

La sentence est prononcée le 12 mai, et elle suit l'avis : ledit Jean Feriel est absout, "si la seigneurie de céans ne peut trouver preuves plus évidentes". Il est néanmoins condamné aux frais, missions et dépends.

2. Un jeune délinquant à Montbouton

Cette affaire est plus consistante que la précédente, dans le sens où il y a matérialité des faits ; cependant, ils ne constitueraient pas, de nos jours, un crime, puisqu'il s'agit de vols, dont certains sont toutefois accompagnés de violences (non évoquées au jugement), mais que leur auteur est un mineur (14 ans). Deux pièces ayant trait à cette affaire sont conservées dans cette cote.

Enquête et interrogatoire

La première pièce comprend deux parties : les dépositions de 10 témoins, puis l'interrogatoire du prévenu.

Pour résumer, le jeune en question, Pierre Gaudinet, fils de Vuillemin, de Montbouton, paraît bien être un délinquant multirécidiviste, voire un voleur compulsif. Une quinzaine de vols lui sont reprochés, plus ou moins importants, qu'il avoue d'ailleurs, à Montbouton et Dasle. C'est sans doute aussi un enfant pauvre, souvent affamé (il lui arrive de dérober plusieurs marchandises chez une voisine ; elles sont retrouvées, sauf le pain qu'il a mangé).
Ceci n'excuse cependant pas les actes dont il est accusé, car la rareté de ce genre d'affaire dans les archives des justices seigneuriales indique que ce comportement n'était pas fréquent, parmi des populations sans doute aussi miséreuses que lui.

Nous ne passerons pas en revue tous les méfaits dont le garçon s'est rendu responsable : en tout, 6 vols d'argent et 8 de marchandises diverses sur 12 victimes, dont le curé du lieu. Il aurait souvent  opéré pendant la messe, où son absence systématique a été dénoncée par le curé.
Quant aux violences, il reconnait avoir jeté une pierre sur une jeune fille et frappé un couple, mais affirme que c'est en réponse à des injures. Il nie avoir poussé une jeune enfant dans le feu.

Beaucoup de ses butins ont été restitués, soit par lui-même, soit par ses parents (surtout sa mère).
Il reste cependant trois sommes d'argent importantes qui n'ont pas refait surface : à Jean Bandellier le jeune (51 ans), il a pris d'abord "une bourse plus grosse qu'un œuf", dans un coffre qu'il ouvrit avec une clé "que le maréchal de Fêche lui avait faite" puis une seconde dans "un trou qu'il y avait dessous le poêle de la chambre de la victime ; au curé de Montbouton Pierre Parroux, il prit une somme d'argent dans une boîte à tabac sous le seuil de la chambre. Dans ce dernier cas, la victime a déclaré la disparition de 40 quarts d'écus, sous forme de "deux pistoles d'or, une de France, une d'Espagne, deux ducats et deux écus blancs".
Ces butins furent dissimulés dans "un trou d'une muraille chez son père".
Cet argent se montant en tout à "environ cent livres tournois", le tabellion et le sergent de la seigneurie sont députés pour le retrouver en la maison du père, accompagnés dudit délinquant.
Mais, "ayant cherché tout par les endroits où ledit délinquant leur a montré, ils n'y ont su rien retrouver".

On pourra retrouver dans cet acte et le suivant le détail des personnes relevées et leurs déclarations.

Concernant ce garçon, nous découvrons son baptême le 10 mars 1660 ; il se trouve être le premier acte du plus ancien registre de cette paroisse qui nous soit parvenu : Pierre Godinel, fils de Vuillaume / Vuillemin et d'Anne Perrenal :

Jugement

Ce second acte, daté du 10 juillet, conclut la première instance de cette affaire.

Le document présente deux aspects intéressants :

  • il montre l'éventail des sentences envisageables dans une situation de ce type (toujours selon la coutume, vu l'absence de tout "code pénal"),
  • secondairement, il présente un bel ensemble de notabilités du secteur de Delle et du sud du département, en 1674.

En effet, pour juger le "jeune délinquant", incarcéré depuis 8 semaines, ce sont 24 personnalités qui sont appelées à siéger, du prévôt de Florimont au maire de de Foussemagne et à celui de la seigneurie de Morvillars. Tous (sauf 2) apposent leurs paraphes. On en trouvera la liste dans notre dépouillement.

Le procès commence très brutalement, avec la peine réclamée par le procureur d'office Jean Anney : le prévenu doit être condamné à être pendu et étranglé ! Il résume ensuite les faits, largement avoués par le prévenu, sans retenir les brutalités dénoncées et avouées ; l'ampleur du butin, restitué ou non, lui suffit à réclamer la peine capitale!

Vient ensuite la "plaidoirie" du procureur de l'enfant, Jacques Desronces de Delle ; ses arguments sont les suivants :

  • aucun des témoins ne l'a objectivement vu commettre un délit,
  • ses aveux ont été motivés par la crainte, l'espérance qu'on allait le relâcher,
  • les objets dérobés ont été rendus (en partie inexact),
  • il n'a pas utilisé les biens volés (sauf un morceau de pain, comme on l'a vu)
  • finalement il a commis tout cela "sans friponnerie", mais plutôt par "innocence".

Comme on le voit, l'"excuse de minorité" n'existait pas, mais le dernier argument s'en approche beaucoup.

La plaidoirie de la défense était manifestement plus convaincante que celle du procureur d'office, et, malgré la rudesse des temps, les juges-notables ont dû être surpris par la sévérité de la peine requise. En tout état de cause, le garçon n'est condamné qu'à être fouetté par le maître des hautes œuvres, 12 fois, à savoir 3 fois en 4 stations : la Pierre à Poissons, au coin entre la maison du sieur Caesard et du conseiller Catthey, sous la Porte, et près de la Barrière.
Au retour à la maison, il devra lui être donné par son père une correction "mieux qu'il n'a fait par ci devant".
La responsabilité des parents n'est pas évoquée ; ils sont seulement condamnés aux dépens.

Après cette procédure, toute trace du jeune Pierre disparaît, du moins dans les registres paroissiaux. On a tendance à croire que ses penchants délictueux lui ont valu une vie difficile et peut-être une fin précoce ; mais on peut aussi imaginer qu'il a su se refaire une meilleure réputation, dans une autre contrée...

3. Assassinat à Delle

Cette affaire est la plus grave des 5 figurant dans cette cote. Malheureusement, elle est incomplète, particulièrement sur les faits. 
Nous n'avons en effet ici que le récolement de l'enquête (récapitulation et confirmation des témoignages), la réquisition du procureur fiscal et la sentence du bailli, en l'absence des accusés.

Il manque l'enquête elle-même, et la première pièce ne donne qu'une idée assez approximative du déroulement des faits.

D'après les bribes de témoignages disponibles (cf. le dépouillement de l'acte), et la réquisition, il apparaît que, le 2 avril 1685, une rixe a éclaté, dont Pierre Pechin et François Marquat sont les initiateurs. Elle a impliqué également et surtout Jacques Girardin et Jean Couchepin, le premier ayant été reconnu responsable de l'assassinat du second.

Les circonstances sont confuses, en l'absence de l'essentiel des dépositions. Il semble que Couchepin ait également distribué des coups ; après la mêlée, ledit Girardin aurait traité Couchepin de meurtrier. L'assassinat du second a donc peut-être eu lieu après la bagarre...

La suite des événements n'est pas plus claire :
Dans la réquisition du procureur, on apprend que, le 26 avril, Pierre Pechin, considéré comme complice de l'assassinat, s'est évadé de prison (dans le récolement des dépositions, il apparaît que Jean Erhardt Meyon, qui a sans doute participé aux échauffourées, avait été emprisonné avec lui).
Concernant le principal accusé, Jean Couchepin, les choses sont encore moins claires. A-t-il été emprisonné ? On apprend que le 27 avril, une accusation lui a été remise (en mains propres ? Si oui, pourquoi n'a-t-il pas été arrêté ?). Mais le fait que les condamnations sont faites par contumace bien signifie qu'il a quitté la ville. À quel moment ?

La disparition des accusés n'a évidemment pas plaidé en leur faveur ; le 13 juillet, le procureur fiscal, Jacques Mounin, requiert qu'ils soient condamnés (par contumace) à être pendus et étranglés en place publique, et concrètement exécutés en effigies, et ledit Marquat à 50 livres d'amende.

Le bailli Jacques Erhardt Wezell, assisté de 13 juges (cf. le dépouillement de l'acte), considérant qu'en leur absence le récolement des dépositions vaut confrontation avec les accusés, les condamne à la sentence requise par le procureur.

Comme dans la précédente affaire, les condamnés n'apparaissent plus dans les archives ; du moins, autant qu'on puisse en juger, car, d'une part, elles ne sont pas toutes dépouillées, et, d'autre part, les noms de Jacques Girardin et Pierre Péchin sont portés par plusieurs individus.

Concernant nos archives, mentionnons tout de même, dans les registres paroissiaux, l'acte de décès de la victime, Jean Couchepin, dit Hanzo, d'une quarantaine d'années, à la date mentionnée dans la procédure :

4. Coups et blessures à Seppois-le-Haut

Rappelons d'abord que le village de Seppois-le-Haut a été intégré, avec la paroisse de Grosne, à la seigneurie de Delle, par échange entre les sires de Montjoie et les Habsbourg, en 1629.

Les pièces concernant cette affaire sont peu nombreuses, et ne recouvrent que le tout début de la procédure.

Il s'agit chronologiquement d'une piainte déposée le 27 décembre 1700 auprès du bailli Taiclet par Jean Henry Cheuriat, boucher à Seppois-le-Haut, pour une agression violente subie par son père la veille, de la part de Jean Obreist, fils de Hans, cabaretier, "et consorts" du même lieu.

Le père du plaignant aurait été attaqué et blessé, ainsi que son valet ; les victimes n'ayant trouvé aucun secours sur place, ont dû fuir vers Delle, "distant de 3 lieues", pour trouver assistance des officiers seigneuriaux, et alerter le bailli.

Le même jour, le gros voible et sergent de Delle, Nicolas Lestondal, accompagné de 5 bourgeois ou habitants de Delle, est dépêché à Seppois chez ledit Hans Obreist, où ils effectuent les arrestations mouvementées de ses deux fils, Martin et Jean, qui se défendent violemment, aidés par un voisin, également arrêté.

Sur cette affaire, nous apprenons seulement que les prévenus sont assignés à comparaître le 23 février 1701 par le bailli Taiclet, lequel paraphe son ordre.

Nous n'avons pas non plus la possibilité d'en connaître d'avantage sur les parties concernées, car il ne reste quasiment rien des registres paroissiaux de Seppois.

5. Haute justice à Froidefontaine

Cette dernière affaire (une autre cote -8B 177- renferme les procédures criminelles pour la période 1740-1755, ce qui ne représente à l'évidence pas de manière exhaustive les cas de haute justice de la seigneurie) est également lacunaire, mais elle vaut surtout pour une question qu'elle soulève.

Elle apparaît à travers deux documents : le premier, du 1er avril 1701, est une requête adressée par le procureur fiscal Boug au bailli Taiclet au sujet d'une agression à l'arme blanche subie par le sieur François Oudot, procureur fiscal à Froidefontaine pour les révérends pères jésuites du prieuré du lieu.

Quelques précisions sur ce prieuré :
Fondé en 1105, prospère jusqu'à la guerre de Trente Ans, il fut complètement ruiné par les troupes suédoises, et incorporé en 1636 au Collège des Jésuites d'Ensisheim.

Il constitua jusqu'à la Révolution un fief ecclésiastique dotés du même type de biens et privilèges que, par exemple, la seigneurie de Delle (voir notre article). 
Justement, la plupart des villages sur lesquels ces droits s'exerçaient se trouvaient partagés entre ces deux entités.
D'où de nombreux conflits entre ces deux juridictions, la plupart du temps à l'initiative de la seconde, qui cherchait à exercer la prééminence. Nous en trouvons ici un exemple.

En effet, lorsque le bailli et le procureur, assistés d'un sergent, se rendent au domicile de la victime le lendemain 2 avril (second document, le 3ème étant une copie), celui-ci, bien que blessé à la cuisse et amputé de deux doigts par l'épée d'un dragon de la garnison de Belfort, au lieu de réclamer justice, les renvoie en arguant que cette affaire ne concerne pas leur juridiction.

Il cite à l'appui un arrêt du Conseil Souverain d'Alsace du 18 juin 1698.

Ne disposant pas de ce document, nous pouvons simplement relever que, dans le terrier de 1664 de la seigneurie de Delle, il est stipulé que celle-ci "a la pluralité des sujets" (de la communauté de Froidefontaine et Charmois), "néanmoins aussi justiciables audit lieu". Ce qui n'est pas d'une grande précision.

Par ailleurs, il existe un terrier du fief de Froidefontaine, de 1692, mais celui-ci ne contient rien sur les privilèges judiciaires du prieuré (contrairement au précédent).

On était donc dans une ambiguïté certaine sur ces questions, que l'arrêté de 1698 aurait à priori levée.

Il est malheureusement impossible d'en savoir plus dans cette affaire, qui aurait dû, si le procureur fiscal avait raison, être jugée par la justice des jésuites d'Ensisheim, dont les archives ne sont pas conservées dans les département.

Quant à la victime, on peut relever qu'elle se remettra fort heureusement de ses blessures. En effet, François Oudot, après avoir été au service des jésuites, passa en 1711 à celui des seigneuries de Grandvillars et Morvillars, comme procureur postulant et sergent (17B 39), par nomination du seigneur Pierre de la Basinière. Il décédera en 1724, toujours à Froidefontaine.

 

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