Des Romains à Valdieu ?
Oui, mais ces Romains ne sont pas si anciens que cela, et ce ne sont pas non
plus des touristes originaires de la ville éternelle.
Il s'agit simplement de la manière dont se qualifient les habitants francophones de la région, par opposition aux "Allemands", leurs voisins, dans la seconde moitié du XVIIème siècle.
1. Le document et l'anecdote
Les fêtes religieuses, paroissiales et votives étaient des moments
importants pour nos ancêtres.
Elles étaient l'occasion de rompre avec la routine quotidienne, de voir
du monde, de s'amuser, de boire un bon coup. Les autorités avaient donc
établi des règlements assez sévères, et gare à
celui qui se comportait mal.
Le jour de l'Assomption 1670, Jean Beillat le jeune de Romagny a transgressé les défences seigneuriales ; il s'est disputé avec des Allements et s'est même battu à coups de pierre et de barres. C'est du moins ce que prétend le procureur seigneurial qui le fait comparaître devant la justice de Montreux le 2 septembre (ad90 19b 021).
Toutefois lesdits Allemands n'ont pas demandé leur reste et n'ont pas porté plainte :
(... qu'il n'y a point de plaincte)
Il convient donc de confronter les témoignages ; celui de Jean Demenge de Chavannes-les-Grands retient notre attention :
(... il fallait cinq Rommains pour un allement...)
(Les allemant veuillent chasser les Romains de sur la place...)
... et un peu après il vit Jean Beillat qui était à terre et un allement qui était dessus...
(... il y eut une grande émotion entre les Romains et les alements...)
Remarquons, sans insister sur le nationalisme sous-jacent, que ces alements sont très probablement des alsaciens germanophones, venant de villages voisins (Valdieu est au bord de la frontière liguistique), et notons que l'affaire se termine par la relaxe de Jean Beillat, manifestement soutenu par tous les témoins... romains.
Pour élargir le propos, rappelons que la région actuelle du Territoire
de Belfort n'est officiellement, avec l'Alsace, territoire français que
depuis 1648. Auparavant, toute cette région relevait du Saint Empire,
et en particulier des possessions de la famille de Habsbourg.
Comment donc, de chaque côté de la frontière linguistique,
les uns et les autres se désignaient-ils, et désignaient-ils leurs
voisins ?
2. Comment les français et les peuples du "sud" désignent-ils les germanophones ?
Les termes les plus appropriés pour désigner les peuples de langue germanique sont ceux de la famille de l'allemand "deutsch", par lesquels ils se désignent eux-mêmes, issu de la racine theuda (peuple) ; en anglais, il a donné dutch, qui signifie ... hollandais ; en français, tudesque, peu employé ; mais en italien il fournit l'adjectif tedesco, terme générique pour désigner l'allemand.
Les autres familles de mots sont, eux, d'origine non-germaniques ; ce sont :
Germains : ce mot est d'origine latine ; comme dans "cousin germain", il désigne un parent proche ; en espagnol, hermano, qui en découle, signifie "frère" ; historiquement, il devait désigner les peuples celtes au nord de la Gaule, puis, par extension, les peuples non celtes de la rive droite du Rhin.
Allemands : l'origine de ce mot est plus simple : il désigne un peuple germanique installé au sud de l'Allemagne actuelle, les Alamans (alle Männer : tous les hommes), constitué pendant le bas-empire par un regroupement de tribus (un peu comme les Francs). Ce peuple était le plus directement au contact des régions francophones, ce qui explique que Allemands s'est imposé pour désigner nos voisins.
3. Comment les germanophones désignent-ils les francophones ?
Le problème avec les "Français" est qu'ils se caractérisent de 3 manières :
- Un territoire (la Gaule) anciennement occupé par des populations celtophones.
- Une langue très majoritairement d'origine latine.
- Le nom actuel (Français) provient de celui d'une peuplade germanique
(les Francs).
Il ne faut donc pas être surpris s'ils ont eu du mal, historiquement, à se désigner eux-même et si leurs voisins ont eu également l'embarras du choix.
Des origines celtiques proviennent les mots de la famille de Gaule,
gaulois. Ces termes désignent clairement, depuis bien avant
Jules César, les peuplades celtiques dont la zone d'extension maximale
a recouvert une bande allant de la Galatie turque à l'est jusqu'à
la Galice espagnole et les iles britanniques à l'ouest.
Pour compliquer le tout, notons que l'étymologie du mot gaulois
n'est pas claire ; l'une des origines est ... germanique : en effet, les termes
par lesquels les germanophones désignent leurs voisins non-germanophones
sont souvent issus de l'ancien allemand wahl : Wallons en Belgique,
Wales en Grande-Bretagne.
Or les mots wahl et gall (racine de Gaule) sont linguistiquement
identiques...
Rappelons également qu'en Alsace on appelle welsch (qui vient
également de wahl) les villages romanophones très proches,
et en particulier les communes cédées par la France à l'Allemagne
après la guerre de 1870, dont... Valdieu. De même, Romagny-ss-Rougemont
est appelé Welschenesch, Eteimbes = Welschensteinbach...
L'origine latine, ou romane, regroupe un grand nombre de langues
ou de cultures. Sous le sens de population, ou de territoire, ce mot a évidemment
donné (Suisse) Romande et, toujours en Suisse, le nom de la langue romanche.
Il n'est pas certain toutefois que nos allemands de Valdieu aient vraiment utilisé
le mot romanisch pour désigner leurs adversaires ; en revanche,
ce terme est probablement celui par lequel se désignaient les habitants
francophones de ce secteur ; ou plutôt, par manque de précision
lexicale, ils utilisent le mot Romains, en souvenir peut-être
des légions du même nom qui amenèrent leur langue jusqu'à
ce limes un millénaire et demi plus tôt.
Enfin, pour mémoire, les mots Frankreich, puis französich sont apparus en Allemagne... après que les termes Francie puis France et français se furent imposés de ce côté-ci du Rhin.
Liens :
Les noms des
Allemands1
Les noms
des Allemands 2
Entrées de Wikipédia pour Welsch, Wallon, Gaule.