La guerre navale aux Dardanelles. La fin tragique du cuirassé Bouvet

Diyarbakırlı Tahsin Bey (Tahsin Siret, 1874–1937), naufrage du cuirassé Bouvet, Public domain, via Wikimedia Commons

Par François Nief, professeur EPS à la retraite, a étudié et enseigné en France et au Canada (master Sciences phy éducation, Université d'Ottawa, 1974). auteur de plusieurs articles sur l'émigration Franc-Comtoise aux USA et d'aventures personnelles.
Archive : AMB 3E/128/1, AD70, AD25, AD39
Ils n’étaient pas nombreux, les matelots Francs-Comtois sur ce cuirassé appelé « Le Bouvet », une poignée.
Les voici :

  • Georges Nief, agent de bureau à Vesoul, 20 ans, matelot canonnier de 3ème classe.
  • Albert Prévost, 21 ans, matelot canonnier, fils du commis principal des Ponts-et-Chaussées de Vesoul.
  • Georges Louis Noirot, 23 ans, matelot chauffeur, originaire de Chaussin dans le Jura.
  • Alfred Ortstein, 19 ans, matelot électricien, originaire de Belfort.
  • Léon Pouthier, 23 ans, matelot électricien 2ème classe, originaire de Pontarlier.

Ils périrent tous lorsque le cuirassier "Bouvet" coula, touché par une mine le 18 mars 1915 à 1h30 dans le détroit des Dardanelles en Turquie. Sur les 708 matelots, seulement 66 eurent la vie sauve. Nos cinq Franc-Comtois périrent tous corps et biens.

1. La guerre

27 juillet 1914, François Joseph, empereur d’Autriche, sûr du soutien de la Prusse et de son souverain Guillaume II, déclare la guerre à la Serbie. Par le jeu des alliances, les 3 et 4 août, la France et l’Angleterre entrent en guerre contre l’Allemagne, l’Autriche et l'Empire ottoman. Suite logique, s’ensuit la mobilisation générale et la guerre dans toute l’Europe.

2. Le destin de Georges Nief et de ses camarades Francs-Comtois

Jamais ils n’auraient dû se retrouver à cette date sur ce bateau.
Habituellement, les appelés Francs Comtois combattaient dans la cavalerie ou l’infanterie.

Dans la famille Nief par exemple, le grand-père de Georges fit son service militaire dans le régiment des cuirassiers de Vesoul, un oncle était maréchal-ferrant, un autre sous-lieutenant au 41ème régiment d’infanterie dans la coloniale.

2-1. Georges Nief

Matricule de recrutement n° 463, il est né le 21 janvier 1896 à Vesoul, Haute-Saône.
Son père était aiguilleur aux Chemins de Fer de l’Est. Il dirigeait les trains en gare de Vesoul. Sa mère, Berthe, laitière à Pusey s’occupait de ses 4 enfants.
Georges vécut heureux à Noidans-le-Ferroux puis à Vesoul au 34 rue St Martin. Bien instruit, il trouva du travail chez un commerçant à Vesoul, puis fut employé aux Chemins de Fer de l’Est comme son père.
C’est à bicyclette qu’il se rendait à son travail mais allait aussi ... aux fêtes de villages. Georges rencontra ainsi une jeune fille modeste dont il tomba amoureux. Ils décidèrent de se marier, en firent part à leurs parents, sûrs de leur accord… Mais, coup de théâtre, suite au refus de ses parents, fou de rage, Georges coupa court et devança l’appel (2).

Le 9 mai 1914 : George se rendit à Belfort au "dépôt des équipages de la Flotte" et s'engagea pour cinq ans dans la marine.

Le 14 mai, il rejoignit la base de Toulon, fit ses classes et embarqua comme matelot canonnier de 3ème classe sur le cuirassé "Bouvet".

En mer, il naviguera en Méditerranée au large de Suez, d’Oran, d’Alger, puis, en décembre 1814, son bateau rejoindra la base française de Lemnos à l’embouchure ouest des Dardanelles.


Extrait du registre matricule de Georges Edmond Nief


Transcription de l'acte de décès (AD 70 3 E 550/134)

2-2. Albert Prévost

Matricule de recrutement n°538, né en 1893 à Vesoul, fils du commis principal des Ponts-et-Chaussées de cette ville. Volontaire, il s’engagea dans la marine et occupa le poste de canonnier 2ème classe.

2-3. Georges Louis Noirot

Matricule n° 7326, né en 1888, était fils de Louis Noirot, charron domicilié rue de la Gare à Chaussin dans le Jura. Matelot chauffeur, il pelletait le charbon pour alimenter les chaudières, le moteur du bateau.

2-4. Alfred Ortstein

Matricule n°659, né en 1896, était fils d’Appolinaire Ortstein, boucher, et de Marie Millet, demeurant faubourg des Vosges à Belfort.
Reconnaissant envers la France, qui accueillit les juifs d’Allemagne, il s’engagea dans la marine et occupa un poste de matelot électricien 2ème classe.


Transcription de l'acte de décès (AMB 3E/128/1)

Nota : le patronyme est ici orthographié Orstein, mais, à la naissance d'Alfred, le père est appelé Appolinaire Jacques Ortstein, et signe Ortstein.

2-5. Léon Charles Pouthier

Né en 1892 à Pontarlier (Doubs), son père travaillait aux Chemins de Fer de l’Est. Léon occupa un poste de matelot électricien 2ème classe.

3. Le Bouvet

C’est un cuirassé de 122 m de long, avec 591 hommes d’équipage et 30 officiers sous les ordres du commandant Rageot de la Touche, depuis 1912.


Le Bouvet (domaine public)

Ce navire était, selon l’ingénieur Bertin, un bateau "chavirable" (1). Ce cuirassier, construit à Lorient en 1896 est bien protégé avec ses 10 cm de blindage au dessus de sa ligne de flottaison, très puissant avec ses 57 canons, rapide (33 km/h), mais très vieux.
Sa stabilité est médiocre et rien ne sera fait pour y remédier. L’architecte naval E. Huin l’a mal conçu. En effet, les compartiments étanches dans les cales sont mal disposés, tout comme les canons lourds installés hors de l’axe central, en losange. En cas de voies d’eau dans la coque, le bateau pouvait chavirer en 2 ou 3 minutes.

Lors de la bataille des Dardanelles (18 mars 1915 au 9 janvier 1916), le Bouvet fait partie de l'escadre expédiée par la France, sous le commandement de l'amiral Guépratte.

4. Le drame

Le 18 mars 1915, à 1h30, l'amiral John de Robeck, commandant en second de l'escadre de Méditerranée orientale, et son état major, appliquent les directives et lancent l’attaque.
L’amiral Guépratte commande 3 cuirassés pour le premier assaut. Le « Bouvet » s’élance en premier, suivi du « Gaulois ».
Ils naviguent à droite en longeant la côte turque. Leur artillerie marine tire sur les forts ennemis situés sur la colline de "Chanak" (Çanakkale) et Namaziah (Kilitbahir). Après un combat intense, l'amiral Guépratte ordonne le ralliement de ses cuirassés français et anglais. Le commandant du Bouvet, qui a réglé son tir, sursoit à cet ordre (ref. 5). Enfin, le Bouvet vire de bord mais touche une mine non draguée dans la baie d'Erin Keui (ci-dessous). Il explose et coule en 3 minutes. 648 hommes périssent. Il n’y aura que 66 rescapés.


d'après Gsl, Public domain, via Wikimedia Commons

À 14h, c’est fini, les derniers nuages de fumée se dispersent, il ne reste rien du Bouvet emporté par les eaux. La 2ème vague anglaise s’élance. Ce sera encore un échec. Des bateaux seront coulés ou endommagés.


See page for author, Public domain, via Wikimedia Commons

L’opération au sol, elle, ne fut pas annulée. Il fallait occuper le terrain. Ce sera l’assaut des troupes françaises (la "coloniale", sur la rive droite) et anglaises (australiens et néo-zélandais à Gallipoli).
Les troupes prirent pied sur la plage puis n’avancèrent plus. Face au coût humain trop élevé, les alliés décidèrent l’évacuation. Ce coup de poker de Wilson Churchill ne fut pas payant.

En France, les journalistes et la presse cherchèrent à comprendre.
Le 23 mars 1915 à Vesoul, le journal local « le Réveil de la Haute-Saône » publia ce mardi-là en page 2 « des nouvelles du front », en particulier l’attaque navale des alliés à l’embouchure des Dardanelles (Gallipoli ). Tout le monde se précipita chez le buraliste local pour connaître les nouvelles.

"Morts au champ d’honneur aux Dardanelles. Explosion du cuirassier Bouvet" :

Sur la même page du "Réveil" du 23 mars

Cette nouvelle fit le tour du monde.  
En Allemagne bien sur mais aussi en Australie et aux États-Unis.
À titre d’exemple, le journal « l’Écho de l’Ouest » (journal des francophones du Minnesota) du 26 mars 1915, en page 1, évoque le naufrage du cuirassé Bouvet :

5. Le bilan humain total du naufrage


Les marins du Bouvet recueillis par le HMS Agamemnon  iwm.org.uk, Public domain, via Wikimedia Commons

La liste des marins du Bouvet figure sur le site Nos ancêtres les Poilus.

Les officiers supérieurs étaient au nombre de 21 (le capitaine, 8 lieutenants de vaisseau, 4 enseignes de vaisseau, 2 capitaines de frégate, 2 médecins, 4 aspirants, 1 commissaire). 5 eurent la vie sauve (photo).

L’encadrement comptait 210 matelots professionnels (maîtres, demi-maîtres, quartier-maîtres, canonniers, timoniers, chauffeurs, électriciens, torpilleurs, etc.). 30 survivants.

Les matelots étaient 468, professionnels ou appelés. Ils étaient chauffeurs, charbonniers, serveurs, fusiliers, gabiers, clairons, cuisiniers. Seulement 32 eurent la vie sauve soit le plus petit pourcentage, à l'exception des Laptots :

Les Laptots (indigènes d’Afrique employés comme porteurs, matelots et hommes de peine), au plus 10, ne comptèrent aucun survivant.
Ils venaient :

  • du Mali (ancien Soudan français) : Baidi Diallo, de "Mathom". Baba Si (1893-1915) de "Logo". Amadi Dialli (1892 1915) de "Dakel". Moussa Diaye (1890-1915).
  • du Sénégal : Mamadou Silla (1892-1915) de St Louis. Omar Diouf (1895-1915) de Dakar. Pierre Sene (1883-1915) de "Melau". Samba Fatouma (1890-1915) de Moudery. Tidiane Faye (1894-1915) du Baol. Gantery Wagui (1884-1915) de "Diagly", quartier maître.
  • de Guinée : Salifou Diallo (1890-1915) de Conakry.

Ils avaient un statut « Laptot de 1ère ou 2ème classe ». On retrouve leurs familles à Marseille et Toulon.

6. Conclusion

À cette époque les vies humaines comptaient peu et le suivi technique était peu mis à jour, comme pour les cloisons étanches défectueuses des cuirassés de la classe du « Bouvet ».

Des problèmes de même nature avaient déjà causé en 1912 le naufrage du Titanic, le fameux transatlantique de la White Star Line, au large de Terre-Neuve.

7. Références historiques
  1. Holmes, Richard. Atlas historique de la guerre Hachette 1989 pp 150-151.
  2. Thomazi, A. La marine Française(1914-1918), la guerre navale aux Dardanelles, préface de l'amiral Guépratte. Payot Paris 1926, pp. 74-85.
  3. Wikipédia : Bouvet (cuirassé).
  4. Geneawiki : Marins tués dans le cuirassé BOUVET - 1914-1918.
  5. Cols bleus, hebdomadaire de la marine française, La fin du Bouvet, 27/3/1965.
  6. Chronicling America, the daily book, 8 mars 1917.
  7. Rapport du général Hamilton. The failure at Sulva. Chicago, Illinois, 7 janvier 1916.
  8. Au fil des mots et de l’histoire, Le 18 mars 1915 – La fin glorieuse des cuirassés Bouvet, Irrésistible et Océan.
  9. Feron, Luc. Cuirassé d'escadre Bouvet de l'ingénieur Huin 1896, monographie, collection technologie navale française.

Notes
1. Le Bouvet est le cinquième navire de la « flotte d'échantillons », un groupe de cinq cuirassés de conceptions globalement similaires.
Ces cuirassés furent qualifiés de « chavirables » par le grand ingénieur des constructions navales et du génie maritime Émile Bertin qui dénonça cette erreur mais qui ne fut pas écouté par le Conseil des travaux.
(Wikipédia)
2. Souvenirs familiaux de l'auteur, pour la vie de Georges avant son engagement.
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