Soldat mort aux Indes

Carte de la péninsule indienne, Homann, 1733, via Gallica

Par LISA
Réédition d'un ancien article.
1. Décès du soldat Bejan à "Trivatom"

Certificat relevé dans les registres paroissiaux de Rougemont (AD90 89-Edépôt GG4) :

Nous, sergent au Corps Royal de L'artillerie, Brigade
de Des Mazis, revenant des indes, Certiffie que le
Nommé Nicolas Bejan dit Nicolas, Caporal audit
Corps de la Compagnie du Chevalier D'article, passé
Dans Les indes en mil sept Cens Cinquante sept
Et mort au village de trivatom dans le Courant du
mois de juin 1759, en foy de quoy nous avons Délivré
Le présent Certifficat pour Servir et valoir en ce que
de Raison.
Fait à Besançon Le trente Jeanvier 1765

Bremme Sergent
La Rose caporal

Pas de certitude sur l'identité de ce Nicolas.
Il pourrait s'agir de Nicolas Bejean, fils de Léonard et de Marguerite José, né à Rougemont en 1711, qui aurait eu 48 ans à sa mort.

2. L'Inde française

La France tente à partir de 1667 de concurrencer ses rivales européennes (Pays-Bas, Angleterre) sur le territoire des Indes.

La compagnie française des Indes Orientales y envoie des expéditions, y établit quelques "factoreries" (comptoirs commerciaux ou coloniaux). Elle s'installe principalement à Pondichéry en 1673 et à Chandernagor (Bengale) en 1692.
Les troupes françaises auront fréquemment à en découdre avec les néérlandais et les anglais ; des comptoirs sont perdus et parfois repris.

En 1739, elle acquiert les comptoirs de Yanaon, Mahé et Karikal.

Au début du XVIIIème siècle, la ville de Pondichéry s'étend considérablement.
Au milieu du siècle l'influence française, sous le gouverneur Dupleix, s'étend sur la majeure partie de la péninsule.


Wikimedia Commons, licence GFDL)

Mais le déclin est proche : de 1757 à 1761, la France, battue militairement par l'Angleterre, perd la quasi totalité de ses territoires ; elle conserve Pondichéry (rasée puis reconstruite), et quelques comptoirs de faible étendue.

Au XXème siècle, ces vestiges de l'aventure coloniale française aux Indes perdent toute importance économique. L'Inde, indépendante en 1947, en reprendra possession officiellement en 1956.

Pour plus de détail sur ce vaste sujet, on pourra consulter l'article en OpenÉdition Les Compagnies des Indes et les ports-comptoirs (XVIIe-XVIIIe siècles).

3. Trivatom, et cartographie

Cette localité, où décède Nicolas, s'identifie avec la ville du sud de l'Inde (état du Kerala), actuellement nommée Thiruvananthapuram (750000 h.) et anciennement Trivandrum. Elle était la capitale du royaume dit de "Travancore", déformation de Tiruvitankur.
Ce "village" est actuellement la ville la plus importante et la capitale de l'état du Kerala.


Temple de Padmanabhaswamy à Thiruvananthapuram ; T M Cyriac, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons


© Openstreetmap contributors

Sur cette carte de 1907 (de l'Inde ecclésiastique), on trouve les mêmes localités sous leur nom "colonial" :

Hausermann, Carte de l'Inde ecclésiastique, Œuvre de la propagation de la foi, 1907, consulté en ligne sur 1886 (Bordeaux Montaigne)

Enfin, sur cette belle carte de 1733 (Gallica) on trouve une délimitation du royaume de Travancore, mais sans la figuration de sa capitale : la localité de "Travancore" est peut-être un fort (hollandais), et "Tangapatam" est identifiable à la  petite localité actuelle de Thengapattanam (4400 h., station balnéaire) :

On trouve ici également indiquée, pour certaines villes, la puissance européenne dominante (en 1733) :
H (Hollandi) pour Travancor et beaucoup d'autres, G (Gallia) pour Pondichery, D (Dani) pour Tranquebar, A (Angli) & H pour Calicut, pour n'en citer que quelques-unes.

Voici les correspondances toponymiques des principales villes actuelles de cette région :

carte moderne 1807 1733
Nagercoil Kottar Cotate
Kollam Quilon Coylang
Alappuzzha
Alleppey (non figurée : Porcat = Purakkad en est un village proche)
Kochi
Cochin Cochien
Kanyakumari
Comorin id.
Madurai Madura Madure
Tirunelveli Tinnevelli ?
Thootthukudi Tuticorin Killikare ?

Incidemment, notre recherche de cartes anciennes de cette région nous à conduits à découvrir, dans les collections conservées aux AD90, une série de documents cartographiques anciens (fonds 6J n. c.), dont une carte "Asie" de Nicolas Sanson (1), chez P. Mariette, datée de 1650 (1 siècle avant les événements évoqués ici).
En voici  un extrait, pour le sud de la péninsule :

L'échelle est beaucoup plus petite, mais on retrouve Travancor, comme une localité, Coulan, Madure, Cochin, Tuticorin...

En revanche, on ne trouvera pas Pondichéry qui, avant l'implantation française, n'était qu'un village, situé à proximité de la localité "Calapate".

4. L'armée française aux Indes vers 1750

Vers 1750, les Pays-Bas, qui contrôlaient beaucoup de villes côtières du sud de la péninsule indienne, ont perdu une grande partie de leur influence. 
La France en tire brièvement profit, en s'appuyant sur divers potentat locaux.


Dupleix rencontre le soudhabar du Deccan (Alphonse-Marie-Adolphe de Neuville, Public domain, via Wikimedia Commons)

Mais les français entrent rapidement en concurrence avec les Anglais.
La guerre de Sept-Ans (1756-1763), conflit majeur du milieu du XVIIIème siècle entre les puissances européennes, aura des répercutions sur tous les continents, y compris aux Indes.
Elle se soldera globalement par un recul des positions coloniales françaises, et particulièrement ici.

Les britanniques renforcent leur contrôle sur les régions côtières et peuvent continuer à étendre leur empire aux Indes au cours des décennies suivantes. Les Français, bien qu'ayant maintenu certaines possessions, ont à l'issue de ce conflit perdu leur position prédominante.

La Compagnie des Indes disposait militairement de troupes françaises régulières, recrutées en métropole, et de troupes indiennes, appelées sepoys. Mais, par rapport aux régiments britanniques, les premières, si elles étaient convenablement formées, étaient en nombre insuffisant.
Concernant notre soldat, qui en était membre, rien n'indique s'il est mort au combat, ou des "fièvres" (le climat local a dû surprendre un natif de Rougemont).
Il décède au milieu de la guerre de Sept-Ans, entre deux batailles décisives, celle de Plassey (Pôlashir Juddho) en 1757 et celle de Wandiwash (Vandavasi) en 1760, toutes deux remportées par les anglais.

Concernant le capitaine de la compagnie où Nicolas servait, le chevalier d'Article, rien de certain : on trouve bien un Michel Gaspard d'Article Duquesné, écuyer, capitaine de cavalerie en 1751, mais rien n'indique qu'il s'agisse de la même personne.

Nicolas Béjean a en tout état de cause perdu la vie loin de son foyer, dans une guerre coloniale qui n'aura pas rapporté grand'chose à son pays.


Notes
1. Nicolas Sanson : voir notre article sur les cartes de la région de Belfort.
Cet article est publié par LISA sous la seule responsabilité de son auteur.  
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