Les “goubelets” de la ville

Image par Geraldo Duartte de Pixabay

Par LISA
Archive : BB2, BB1
1. Les serviteurs du poêle

Dans le "livre de la ville" BB2, entre 1626 et 1630, on trouve à 3 occasions un acte marquant l'entrée en fonction d'un serviteur (ou valet) du poêle (2), peu après l'installation du nouveau conseil (le 24 juin).

1-1. 1624 : Jean Heny Maistre

Le 27 juin 1624, Jean Henry Maistre succède à Jean Faivre.

Jean Faivre precedant vallet du poille voullant
restituer les meubles à luy mis en main et
estant l'inventaire d'iceluy esgaré, ladite
restitution s'est faite que Messieurs ont
receu de luy ce qu'il at delivré et en
faict la presente remarque, à telle condition
que, se retreuvant (si on retrouve) ledit precedant inventaire,
on s'y conformera, pour en avoir et satisfaire
entierement au contenu d'iceluy.

On comprend donc que les "meubles" (essentiellement de l'argenterie) de la ville sont confiés à la bonne garde du valet du poêle (en fait l'intendant de la maison de la ville), qui est évidemment censé les restituer lorsqu'il quitte sa charge.
L'inventaire en question fait partie des documents conservés par le conseil.
Mais on peut fréquemment constater (comptes de la ville CC) que "Messieurs les bourgeois" ont beaucoup de mal à trier leurs archives. Ici, ils sont dans l'incapacité de retrouver le précédent inventaire des "meubles" de la ville.
Jean Faivre rend donc ce qu'il a, et un nouvel inventaire est dressé. Mais on lui fait bien remarquer que, si on parvient à remettre la main sur le précédent, on vérifiera la conformité de la restitution...

Nous regroupons sous forme d'un tableau dans le paragraphe 2 les inventaires, présents dans les 3 actes.

Ici, certaines des pièces sont remises à un "argentier" (orfèvre) pour les réparer ou les fondre.
Les autres sont confiées au nouveau valet du poêle, Jean Henry Maistre :

Les susdits reste de goubellets et cuilliers
d'argent avec l'aultre esteing et meubles
restituez par ledit Jean Faivre ont esté mis en
mains à Jean Henry Maistre presentement serviteur
du poêle, et pesoit lesdits goubellets que
maintenant on luy at mis en mains 19 marks
10 lot (1) au poilx (poids) de la seigneurie, le reste
luy sera repesé lors que ledit argentier
aura parachevez la besoingne.

1-2. 1626 : Jean Toillon

Le 25 juin 1626 est actée la réception comme valet du poêle de Jean Toillon, sans qu'il ne soit plus fait mention de Jean Heny Maistre (mais ils sont peut-être apparentés, voir ci-après)

Messieurs ont receu pour vallet du poille
Jean Toillon lequel a faict le serement
requis et accoustumé et at baillé pour
plaige et caution Pierre Maistre son beau-frère
lequel present s'est constitué librement
plaige et caution pour ledit Toillon pour
toutes choses meubles que la ville mects
en mains à iceluy, tant de goubellets
d'argent qu'aultres choses voire promis
ès mains du sieur maistre bourgeois de
entant il s'y perde quelques choses desdits
meubles ou le tout, d'en satisfaire et payer
la ville pour ledit Toillon.

Voir ici l'inventaire.

Les susdits goubellets et cuilliers d'argent
pesent en tout 20 marks
on luy at instamment reprins deulx goubellets
qui rouillent (??) que pesent 18 1/2 lots (1) qu'il
faut defalquer desdits 20 marks.

1-3. 1630 : Petreman Faivre

Le 26 juin 1630, nouveau changement de titulaire, mais Jean Toillon ne sort apparemment pas par la grande porte :

Ledit jour Messieurs ayant congedié Jean Toillon
de son service de serviteur du poile
iceulx ont receu en sa place Petreman Faivre
à ses conditions, scavoir d'estre obeissant et
fidele à maistre bourgeois et conseil, soy
comportant honnestement, et ne pourra mettre
ny loger aulcung fourrage, paille ny
semblable chose sur la maison de la ville, ny mesme
y entretenir aulcune espece de groz betail
ny loger saulnier ou charretons. Voire (de plus)
n'entrera au conseil si on ne l'y appelle
ains (mais) se tiendra à la porte dehors, dont il
ai instamment faict le serement accoustumez,
et pource que concerne les meubles qu'on
luy mettra en main, pour la seurté
d'iceulx il at donné caution et plaige
Claudot Faivre son père, lequel present a
librement cautionnez et applaigez ledit
Petreman Faivre son filz pour lesdits meubles,
voire promis ès mains du sr. maistre bourgeois
Hechement entant il s'y perde quelque
chose ou le tout, de les remplacer
et en satisfaire à la ville, apres
quoy ont Messieurs instamment delivré
audit Petreman Faivre, scavoir ...

Voir ici l'inventaire.

Ce paragraphe nous donne quelques informations sur le fonctionnement de la "maison de la ville", gérée par le "valet du poêle".
Elle comporte plusieurs salles, dont certaines assez vastes pour servir d'étable. Également de quoi servir de logement, puisqu'on prend soin d'interdire de loger des sauniers ou des charretiers.
Et surtout une salle (le poêle) servant à réunir le conseil, où le serviteur du poêle ne peut alors pénétrer que si on l'appelle.
Et enfin une "salle à manger" (qui se confond peut-être avec la salle du conseil), suffisamment vaste pour accueillir de nombreux convives : dans les comptes communaux, on a pu relever, en particulier les jours qui suivent l'installation d'un nouveau conseil, de nombreuses mention de repas, dont certains s'apparentent à de véritables festins (rechercher l'index "repas de travail et festifs" ou par exemple cet acte de 1619 pour lequel Messieurs et leurs invités dépensent 102£ -compte tenu, il est vrai, d'une distribution de pain et vin aux habitants-)
Le valet du poêle joue alors sans doute le rôle de maître d'hôtel.

Dans la marge de l'acte précédent, on trouve inscrite la mention :

Petreman Faivre
at rendu toute
l'argenterie qu'estoit
à la ville
qu'on luy avoit mis
entre mains à
conseil le 30 xbre
632
B Courtat

Il apparaît donc que Petreman Faivre a mis fin à ses fonctions le 30/12/1632. Mais cette archive ne peut contenir l'acte de la succession car le dernier acte y est daté du 16/12/1632.

2. Inventaires des meubles de la ville

  1624 1626 1630
un goubelet dorez du tour sur pied avec son couvercle et ung ho... dorez x x x
ung aultre ung peu plus groz goubellet d'argent sur pied avec le bord dorez x x x
ung aultre plus petit hault goubellet le bord et dessus et pied dorez x   x
vingt cinq plein goubellet de table et service le bord dorez x 16 13 neufs
neuf aultres plus petits goubelez avec des petits pied bas le bord dorez x   x
cinq petits goubelets avec des petits pied bas les bordz et piedz dorez   x x
deulx aultres goubellets avec des bousses, aussi le bord dorez x x  
douzes cuilliers d'argent x 10 10
deulx brou (brocs) d'esteing tenant chascung cinq pintes x x x
six channes (gros vase, cruche) d'esteing x x x
huict simart (3)
x x x
trois pots de cloches x x x
ung cramoille (crémaillère) x x x
ung buffet qu'est en la cuisinne x x x

 

Suite à l'inventaire de 1624, on lit ceci :

Ledit jour messieurs ont delivré à Pierre Monnier
argentier, des susdits goubellet 7 plein et
4 petit estants vielz avec deulx cuillers
pesant en tout 109 lots 1/2 triseau (?) (1) de quoy
il en doibt faire 12 autres goubelets pleins
avec des sercles desoubz et deulx neuves
cuillers, le lot à six solz pour la façon
il doibt aussi raccommoder le couvercle du
goubelet dorez.

Et, en marge :

Ledit Monnier at restitué lesdits goubelets et lui paye le sr. maistre bourgeois des ses peines en 8bre 625.

Quelques termes nous mettent ici en échec : l'élément (décoratif ?) du premier objet ; le sens de "bousse" (bosses ?) pour deux autres.
Le terme "pot de cloche" a été trouvé par ailleurs dans une recette de cuisine du XVIIè siècle ("et la poserez ensuite dans un pot de cloche plein d'eau cuisante") ; c'est donc un récipient culinaire.
Enfin, que signifie plein goubellet de table ? Que ceux-ci sont unis, simples, sans décoration ? Les autres seraient-ils alors ouvragés ? Rien ne permet d'en être certain.

3. Goubelets

Pour terminer, voyons 3 autres actes fournissant un éclairage supplémentaire sur cette argenterie, et en particulier ces gobelets.

  • Par quel processus la ville s'est-elle rendue propriétaire des gobelets ?

    Une partie de la réponse se trouve dans une réception en bourgeoisie de 1498 (BB1) :
    Le vendredi après la conversion de St-Paul 1497, dans le style de Pâques (26/1/1498), Jehanneney Morel de Fontaine "les Angeot", maire audit lieu, est reçu bourgeois et verse comme paiement 5 florins d'or pour un gobelotz, qu'il a effectivement payés en 1499.
    Il semble donc qu'ici la ville investit le paiement d'une bourgeoisie dans l'achat d'un gobelet.

  • En 1624, cette "argenterie" est en partie usée. C'est donc qu'elle faisait l'objet d'une utilisation assez intense.
    Étant conservée à la maison de la ville, les bourgeois ou leurs invités de marque s'en servaient assurément lors des (nombreux) repas qu'ils y prenaient, pour se réconforter de leurs rudes tâches administratives..., comme on le constate maintes fois dans les compte communaux (CC et BB2).

    On a d'ailleurs le témoignage d'une utilisation un peu marginale de ce mobilier de table :
    Dans une délibération du conseil (BB2), le 18 avril 1525, Messieurs ont octroyé à Nicolas Steuret, sur sa pétition, la maison de la ville le dimanche suivant pour faire la nouvelle messe son filz, avec les goubelets de la ville, à condition de réparer le dommage s'il y en arrive.
    Quel événement Nicolas Steuret s'apprête-t-il à célébrer en invitant ses (probablement nombreux) convives à la maison de la ville ? Peut-être une messe anniversaire du décès de son fils ?

  • Voyons enfin que la ville n'est pas seule à donner de l'importance à la possession d'argenterie :
    Dans le BB2, qui est un registre contenant un grand nombre (peut-être même la totalité) des écrits de la ville entre 1617 et 1632, on trouve, le 24 décembre 1632, un jugement prononcé par les bourgeois pour deux des leurs :
    Entre George Hechement du Conseil, contre Jean Hechement le jeune son frère d'aultre part, touchant un goubelet et unge (une) arche à lui venut en partage, que ledit deffendeur faict refus de donner, disant se trouver leissez (lésé). Parties ouyes, l'on dict que ledit deffendeur laissera suivre audit demandeur ledit goubelet et l'arche sur peine d'encourir le chastoys de Messieurs.

    Une arche est un coffre, ici peut-être un coffret ouvragé ; sans surprise, le plaignant, membre du conseil, obtient facilement gain de cause ; on notera la rapidité du jugement, et la formule "encourir le chastoys (châtlment) de Messieurs" (dans d'autres actes, on trouve le verbe chastoyer).

Il apparaît finalement que ces gobelets sont des éléments d'une argenterie assez précieuse, apparemment plus pour son métal (argent) que pour la façon elle-même : rien n'est indiqué concernant d'éventuelles décorations, hormis quelques dorures, et cet élément "ho..." figurant sur le premier gobelet, dont nous ne comprenons pas le sens. Et, en 1624, on n'hésite pas à refondre les plus vieux pour en faire des neufs.

Un peu comme nos grands-mères, qui conservaient précieusement l'argenterie de famille, la ville tenait à ses gobelets, qui constituaient un petit trésor, mais que Messieurs les bourgeois ne se privaient pas d'utiliser lors de leurs libations.


Notes
1. Le marc était une unité de poids pour les métaux nobles. Le dictionnaire historique de la Suisse indique qu'un marc valait 16 lots.
Dans le premier inventaire on trouve aussi le terme triseau, qui pourrait être une subdivision du lot, sur lequel nous n'avons trouvé aucune référence.
D'après la source ci-dessus, un marc valait environ 240 g. Nous obtenons ainsi, pour l'ensemble des gobelets et cuillères, environ 4,8 kg d'argent.
2. Poêle : du latin pensilis ; avant de désigner le dispositif de chauffage, ce mot désigne une pièce, la meilleure de la maison, une salle de réunion chauffée (FEW). Il s'agit ici de la salle où se réunit le conseil de la ville.
3. Simarre ou cimarre : vase où on met le vin (ATILF)
Cet article est publié par LISA sous la seule responsabilité de son auteur.  
Pour envoyer un message ou un rapport concernant cet article, veuillez vous connecter.