Sans rentrer dans les détails, rappelons que, de 1350 à 1648, Belfort, la majorité du département, et de la haute Alsace, sont une partie de ces pays antérieurs qui ont à leur tête un archiduc d'Autriche, dont le gouvernement central siège à Innsbruck, capitale du Tyrol.
D'autre part, de 1450 à 1563, les seigneuries de Belfort, Delle, Rosemont, Angeot et Issenheim, sont engagées par la famille de Habsbourg aux barons de Morimont (cf Les seigneurs engagistes).
En 1541-1542, un conflit oppose la ville, avec à sa tête le conseil des 9 bourgeois, et l'engagiste (appelé "possesseur") de la seigneurie.
Le document de 1542 ici étudié est le jugement arbitral de la régence autrichienne ("gouvernement" des états) tranchant le conflit, ou plutôt sa traduction de 1741 (coté FF1/7 aux archives municipales de Belfort).
Affaire du différend entre noble sieur Jean Jacques, baron de Mörsperg [Morimont] et Belfort, possesseur de la seigneurie de Belfort, et les honorables maître bourgeois et conseil.
Hanss Jacob(en) fryherr(n) zu Mörsperg und Beffort : nom du seigneur (ici extrait ici document AA2/11), tel qu'il pouvait apparaître dans l'original du document étudié |
Griefs que le seigneur adresse aux bourgeois
- 1. En 1541, les bourgeois ont privé le prévôt (dit prévôt "royal") de ses fonctions de lieutenant et juge des haute et basse justices du lieu, et l'ont exclu du conseil ; à sa place, ils ont élu un juge, tenu justice en l'absence du prévôt, et ainsi privé le roi et le seigneur de leur juridiction.
S'ensuivent 4 conséquences de cette "usurpation de droit judiciaire", numérotées 2. à 5. :
2. Ils ont exclu de la communauté, sans l'assistance du prévôt, Claude Queller / Keller, bourgeois âgé de plus de 80 ans, à qui ils reprochent d'avoir contrevenu aux règlements municipaux, l'ont emprisonné sans avoir égard au sauf-conduit délivré par le sieur de Mörsperg.
3. À contrario, ils ont soutenu un valet boulanger et un serrurier, accusés de mauvaise conduite et, en les faisant sortir de la ville, empêché le prévôt de les punir.
4. De même, ils ont seulement condamné un bourgeois, responsable de blessures graves sur un portier de la ville, à l'amende réservée à ceux qui tirent leurs armes, et ont dénié au prévôt le droit de le juger.
5. Idem, ils ont jugé bourgeoisement un boucher (Jean Boutschy) responsable d'une vente "à faux poids", alors qu'il relevait d'un jugement criminel. - 6. Près de 80 personnes se sont "nuitamment approchées du château", pour tenter d'empêcher la justice seigneuriale de punir un pâtre.
- 7. et 8. Contrairement à la coutume qui veut que le conseil prête serment à sa majesté et au seigneur, ils n'ont cessé, en 1541, de repousser cette prestation et l'ont finalement faite devant deux conseillers de la régence, en frustrant ainsi le seigneur de son droit.
- 9. Ils ont reçu comme bourgeois Pierre De Tscha [Pierre De Chaux, appelé Perrin Dechaul, châtelain d'Essert, reçu comme bourgeois en juillet 1541 (BB1)], que le seigneur avait "dégradé de ses honneurs", et ce, sans le consentement du prévôt, contrairement à la coutume.
- 10. Des comptes communaux [appelé "comptes de quartiers", sans doute pour "de quarts d'an"] ont été rendus par les bourgeois sans la présence du prévôt.
Défense des bourgeois
- Sur le point 2., ils affirment que Keller s'est soumis à sa sentence volontairement, sans produire son sauf-conduit.
Sur le point 3., ils disent que le boulanger s'est évadé, et que le serrurier a été détenu pendant 8 semaines sans que le prévôt n'adresse aucune plainte à son égard ; suite à quoi, ils l'ont libéré, mais il est resté plusieurs semaines en ville.
Pour le point 4., ils rappellent que l'amende pour "arme tirée" leur revenaient (ce qui aurait été confirmé par la Régence), et disent qu'ils ne se sont pas opposés au jugement seigneurial pour le fait de blessures.
De même, pour l'affaire 5., ils affirment qu'ils ne se sont pas opposés à la justice seigneuriale, ajoutant que la "fausse balance" est encore disponible, et que le boucher s'en serait servi peu de temps. - Pour le point 6., ils minimisent le groupe à 25 personnes, affirment que l'attroupement a eu lieu en plein jour, sans armes, sans intention violente, et que le groupe accompagnait ledit pâtre, qui se constituait prisonnier et pour lequel la ville suppliait la clémence du seigneur, car elle avait besoin de ce pâtre.
- 7. et 8. sont plus intéressants, car de portée plus large : ils affirment que la coutume veut que le seigneur prête serment le premier, ce qu'il n'a pas encore fait.
- 9. Ils ne savaient pas que Pierre De Tscha avait été "dégradé", et sinon, ils ne l'auraient pas reçu, quoiqu'il aient le privilège de recevoir qui ils souhaitent.
- Pour le point 10., ils affirment avoir fait appeler le prévôt pour la restitution du compte de quartiers, et que celui-ci n'a pas voulu y assister, en espérant "qu'ils n'ont malversé en aucun point".
Jugement
La tentative d'accord amiable ayant échoué, hormis ce qui concerne les devoirs de serments, les lieutenant et régence de sa majesté royale des pays antérieurs d'Autriche ont examiné la procédure et jugé comme suit :
- [points 9 et 10] Le baron sera tenu de prêter à la ville son serment ordinaire le jour de la saint Jean-Baptiste prochain (soit le 24 juin 1452), en laissant les bourgeois dans leur privilèges et coutumes ; après quoi les bourgeois prêteront leur serment.
- [point 10] Le prévôt sera toujours appelé aux remises de compte.
- [point 2] Il ne convient pas que la communauté juge Claude Keller hors de la présence du prévôt ; en conséquence il sera rétabli dans ses honneurs.
- [point 3] Il est reconnu au baron le droit d'agir contre les deux valets.
- [point 4] Il est reconnu au baron le droit d'agir au criminel, mais la sanction "bourgeoise" contre le portier est validée.
- [point 5] La balance litigieuse ne doit pas être remise au boucher, dans l'attente de son jugement.
- [point 6] Il est reconnu au baron le droit d'incriminer les personnes qui s'étaient attroupées devant le château "avec une pareille indécence".
- [point 9] Le droit de recevoir les bourgeois est confirmé à la ville, qui ne doivent cependant pas recevoir des personnes diffamées ou qui pourraient être contraires au seigneur.
Le jugement se conclut pas les affirmations usuelles sur le droit pour la ville en la "jouissance tranquille de ses privilèges", et en son devoir d'obéissance au possesseur de la seigneurie. Il a été approuvé par chaque partie.
Une lettre a été envoyée à chacune d'elle.
Document daté du 1er avril 1542.
Traduit par le secrétaire interprète du Conseil Souverain d'Alsace, à Masevaux, le 8 mai 1741.
Les points principaux de ce document, tels qu'ils sont exposés, puis jugés, sont, par ordre d'importance décroissant :
- Les prérogatives judiciaires du seigneur, par l'intermédiaire du prévôt (royal, mais en fait agissant aux ordres du "possesseur de la seigneurie"), pour tout ce qui échappe à la juridiction bourgeoise, et en premier lieu la justice criminelle (haute justice), ainsi que pour les affaires résultant du non-respect de ces prérogatives par les bourgeois.
- Les prestations de serment.
- Le droit du prévôt d'assister aux remises de compte.
- Les critères d'acceptation des personnes comme bourgeois de la ville.
Le jugement se limite à rappeler les principes, et les droits des parties. De toutes manières, les dépositions étaient basées sur la parole des uns et des autres, et il ne pouvait guère en être autrement.
Les points 1 et 3 ne font guère l'objet de contestations. La défense de la ville a consisté à minimiser ses transgressions ("le prévôt a été appelé, invité à agir, il ne l'a pas fait, etc."). Le jugement rappelle les bourgeois à l'ordre, et ils ne le contesteront sans doute pas.
Le jugement sur le point 4 contredit un peu les bourgeois : le fait de ne pas recevoir ceux qui déplaisent au seigneur n'est pas laissé à leur bon vouloir.
Le point 2 apparaît ici comme allant de soi, et ne soulevant pas de problème.
Pourtant, c'est sur ce point que les choses vont s'envenimer.
En effet, il est intéressant de regarder ce document à la lumière de notre étude du compte communal ("de quartiers") de l'année 1542-1543 (CC5/1) :
Le document FF7/1 à travers le CC5/1
L'original du document FF1/7, appelé dépertement (jugement, arbitrage), est très probablement reçu par les bourgeois en l'été 1542, en provenance d'Innsrbuck, mais il ne sera traduit qu'au mois d'août, par le châtelain de Saint-Ursanne.
L'affaire Queller apparaît bien dans ce compte :
- le 18 juillet, la ville demande encore une assignation contre Claude Queller ; mais elle n'aura connaissance du contenu du dépertement, exigeant le rétablissement dans ses droits de l'intéressé, qu'un mois plus tard,
- le 6 octobre, obéissant (mais avec des précautions) à cette décision souveraine, la ville demande à Queller "cy voulloit tenir lesdites ordonnances comme un des aultres cobourgeois (avant peut-on penser, de l'accepter à nouveau comme membre bourgeois de la communauté)".
Mais l'essentiel de ce qui transparaît dans ces comptes des préoccupations des bourgeois concerne bien les prestations de serments.
Comme nous en avons rendu compte dans notre article, une grande énergie sera consacrée en 1542-1543 par les bourgeois, d'abord pour préparer la prestation de serment du seigneur (qui, en fait, n'aura lieu que le 3 septembre), puis, pendant plusieurs mois, pour examiner, et sans doute contester, le contenu de ce serment, en s'appuyant sur les anciens serments, et aultres escriptures necessaire à la ville.
On constate d'ailleurs, dans ce compte, que n'apparaît aucune trace du serment des bourgeois, alors qu'en 1554, les cérémonies l'accompagnant sont amplement visibles dans le CC5/3.
Aucun compte n'a été conservé de 1543 à 1548, mais la présence aux AMB des documents cotés AA2/11 et /12 "Traité de Spire (1544) concernant le différend entre la ville et Messieurs de Morimont ; mandement impérial faisant défense de M. de Morimont de troubler la ville dans leurs franchises et privilèges (1544)" nous fait penser que le seigneur engagiste a finalement été obligé d'accepter des conditions plus favorables à la ville.
Malheureusement, et contrairement à celui-ci, ces documents de 1544 sont en allemand, et leur contenu reste largement hors de notre portée (autant, semble-t-il, que de celle des bourgeois des années 1540 ; il nous reste à trouver notre "châtelain de Saint-Ursanne")...
Cet épisode est intéressant, et doit certainement être vu comme un avatar de la lutte des classes bourgeoises urbaines pour renforcer leur position politique.
Dans toutes les villes d'Europe occidentale, depuis le bas Moyen-Âge, qu'elle dispose de franchises seigneuriales, comme à Belfort ou Montbéliard, ou pas, comme à Paris, ces catégories sociales ont naturellement cherché à profiter de leur pouvoir économique pour se constituer, ou pour accroître leur pouvoir politique, au détriment d'abord de l'aristocratie locale, puis du pouvoir central. On peut voir en la révolution française une consécration de cette ascension.
Au cours de cette longue phase historique, le pouvoir souverain a louvoyé entre la méfiance naturelle que lui inspire une population d'origine plébéienne, et le désir de profiter de son dynamisme économique pour faire prospérer ses territoires, ainsi que de sa capacité à rogner la puissance d'une aristocratie qui, en Allemagne comme en France, a souvent constitué une menace pour ce pouvoir central.
Dans le jugement qui nous occupe ici, le pouvoir souverain est typiquement dans la situation d'arbitrer entre les deux autres sommets de ce triangle que sont les bourgeois et le seigneur engagiste. Il choisit de ne pas trancher, tout en rappelant (a minima) les principes relevant des franchises.
Le document AA2/11 nous manque pour connaître avec précision sur quel plateau de la balance il décide d'appuyer le doigt.
Mais, dans (1), G. Bischoff estime que le procès de 1542 aboutit à la réduction des pouvoir des Morimont, avec "semble-t-il la bienveillance [de l'empereur]".
Une autre déconvenue s'ajoutera en 1549 à ce premier échec, si bien qu'en 1553, Jean-Jacques envisagera de se défaire de la seigneurie de Belfort, projet qui se concrétisera en 1563.
Dans la foulée, Jean Haye, bourgeois de Belfort (que nous rencontrons fréquemment dans les comptes communaux, maître bourgeois en 1548-1549), sera nommé prévôt royal. Même si les conflits entre la ville et le château ne sont pas définitivement éteints, on peut dire qu'à partir de ce moment, les belfortains sont gouvernés (localement) par l'un d'entre eux (2).
Même s'il faut se garder d'interpréter cet épisode à travers une grille de lecture trop moderne de démocratie locale, il n'est pas interdit de voir en cette évolution un succès des bourgeois dans leur lutte pour l'émancipation politique, et une certaine victoire sur le pôle aristocratique.